Tribune cosignée par le directeur de la Banque mondiale pour le Maghreb, Jesko Hentschel et le directeur du bureau Maghreb de l’IFC, Xavier Reille
En quelques années, le Maroc est parvenu à améliorer nettement son environnement des affaires. Après avoir inscrit le développement du secteur privé au cœur de leurs priorités, comme un des moteurs avérés de la croissance et de la création d’emplois, les autorités ont mis sur pied le Comité national de l’environnement des affaires (CNEA) afin de déployer, en concertation avec les acteurs privés, des réformes destinées à améliorer le climat des affaires. Plusieurs initiatives et mesures importantes visant à stimuler la croissance du secteur privé ont vu le jour par la suite, dans le but d’améliorer la concurrence, réduire la bureaucratie et doper les écosystèmes industriels.
Mais au Maroc comme dans tant d’autres pays du monde, la pandémie de COVID-19 est venue ralentir la dynamique des réformes engagées en faveur de l’environnement des affaires. Des grandes compagnies aux plus petites entreprises, le tissu entrepreneurial marocain commence à ressentir les effets de la récession mondiale et du ralentissement de l’économie nationale.
Les enquêtes conduites par le Groupe de la Banque mondiale auprès des entreprises sont un outil efficace de suivi et d’évaluation de la productivité du secteur privé. De mai 2019 à janvier 2020, soit juste avant la survenue de la pandémie, la Banque avait réalisé une enquête de ce type au Maroc, en collaboration avec le CNEA : 1 096 responsables d’entreprises privées avaient été interrogés dans tout le Royaume, sélectionnés sur la base d’un échantillon représentatif fourni par le CNEA et le Haut-commissariat au plan (HCP). Une enquête de suivi a été conduite entre juillet et août 2020 afin d’évaluer les premiers effets de la crise du coronavirus. Soulignons d’emblée que cette enquête ne rend pas compte des 4,3 millions de ménages qui dépendent du secteur informel, soit en exerçant un travail indépendant, soit en étant employés dans une entreprise non déclarée.
Les résultats des questionnaires illustrent les répercussions d’une crise toujours en cours. L’effet conjugué de l’impact national et mondial de la pandémie a fortement dégradé la performance, la trésorerie et la solvabilité des entreprises. Aujourd’hui, 6 % des entreprises au bas mot ont mis la clé sous la porte. Celles qui surmontent cette vague de fermetures ne sont pas épargnées par les difficultés actuelles du marché, et l’incertitude ambiante est particulièrement délétère pour les investissements : 82 % des entreprises signalent une baisse de la demande pour leurs produits et services. Les entreprises marocaines ont perdu pratiquement la moitié de leur chiffre d’affaires (47 %) pendant la pandémie, sachant que les plus petites ont été les moins résilientes, avec une érosion de 50 % de leurs ventes — à titre de comparaison, les entreprises jordaniennes et italiennes affichent un taux de pertes de respectivement 51 et 47 %.
Ce tassement de l’activité rejaillit sur la main-d’œuvre : 50 % des entreprises interrogées ont indiqué avoir réduit la durée hebdomadaire du travail et 14 % avoir taillé dans leurs effectifs permanents. Résultat, le nombre de travailleurs permanents a reculé de 4 % ; en Jordanie et en Italie, ce repli est de respectivement -19 % et -3 %.
Globalement, les constats de l’enquête auprès des entreprises corroborent la dernière analyse du HCP, selon laquelle 57 % des entreprises avaient suspendu totalement ou partiellement leur activité en avril 2020, avec 726 000 emplois perdus (environ 20 % des emplois formels), pour l’essentiel dans les micro, petites et moyennes entreprises (MPME). Des données comparatives tirées d’enquêtes sur les entreprises dans un échantillon de pays développés et en développement montrent en outre que les entreprises formelles marocaines s’en sortent probablement mieux en termes de taux de survie sur fond de tensions de trésorerie (estimé à 9 semaines) que les entreprises grecques, portugaises ou turques.
Dès le début de la pandémie, le gouvernement marocain a débloqué une aide d’urgence pour préserver l’accès au crédit des petites et moyennes entreprises (PME). Il a notamment créé un fonds d’urgence COVID doté de 3,3 milliards de dollars pour aider les entreprises à faire face à leurs besoins de trésorerie et de fonds de roulement. Un fonds d’investissement stratégique est par ailleurs en cours d’établissement, en soutien à la relance : le « Fonds Mohammed VI pour l’investissement » financera des projets d’infrastructure et viendra parachever la panoplie des dispositifs d’appui financier aux entreprises mis en place pour éviter une vague massive de faillites dans le sillage de la crise. Il s’inscrit dans le cadre plus large d’un programme de relance qui comprend également des garanties permettant de soutenir le financement bancaire des entreprises et dont le montant s’élève à 75 milliards de dirhams. Comme le montre le graphique ci-dessous, l’ampleur du programme de relance marocain est bien supérieure à la moyenne des marchés émergents.
Les défis sous-jacents
Mais au-delà de ses effets immédiats, la crise a révélé les failles structurelles de la composition du secteur privé au Maroc. L’important écart de compétitivité entre des secteurs « modernes » comme l’automobile ou l’aéronautique et des secteurs peu productifs ou en déclin tels que l’artisanat ou le textile devient de plus en plus préoccupant. Les entreprises marocaines continuent d’opérer dans les segments à faible valeur ajoutée des filières de production, à l’instar de l’industrie du câble. Dans de nombreux secteurs, l’activité reste polarisée entre quelques acteurs dominants bien établis en situation de monopole ou d’oligopole et une majorité de MPME peu compétitives, qui représentent 93 % du total (HCP 2019).
Les financements et la viabilité financière constituent deux obstacles supplémentaires : 28 % des entreprises interrogées en 2019 s’inquiétaient de leur accès aux financements, tandis que dans l’enquête de suivi elles sont 62 % (contre 50 % en Italie) à ne pas être en mesure d’honorer leurs paiements à l’échéance, avec des retards particulièrement fréquents parmi les petites entreprises.
L’esprit d’entreprise et l’innovation, piliers du dynamisme du secteur privé, commencent quant à eux à essaimer au Maroc. Pourtant, les jeunes entreprises peinent toujours à lever des capitaux d’amorçage, et l’architecture de financement et d’accompagnement reste complexe. Sa simplification pourrait offrir aux futurs entrepreneurs un parcours balisé pour passer du projet aux financements puis à la phase opérationnelle. La qualification de la main-d’œuvre, autre atout maître pour un secteur privé dynamique, constitue une source de préoccupation quand on compare le Maroc à des pays équivalents (30 % des entreprises du Royaume citent l’inadéquation des compétences parmi les obstacles majeurs à leur activité, contre 20 % à l’échelle de la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord) même si 38 % des entreprises proposent régulièrement une formation à leur personnel.
L’enquête de 2019 a également mis en évidence un phénomène structurel qui renchérit les coûts de transaction pour les entreprises marocaines, à savoir la corruption : 48 % des entreprises interrogées l’identifient comme un obstacle majeur tandis que 58 % indiquent avoir été confrontées à une demande implicite de dessous-de-table pour décrocher un contrat public. L’inefficacité des réglementations commerciales constitue elle aussi un frein à la croissance et au développement des entreprises au Maroc. Si, en 2013, 14 % d’entre elles considéraient l’octroi d’un permis d’exploitation comme une entrave majeure, cette proportion est passée à 30 % en 2019. En outre, 41 % des entreprises classent les taux d’imposition parmi les principales contraintes et 23 % le droit du travail.
Enfin, un fait ne peut pas être occulté, celui de la taille du secteur formel marocain, qui est largement éclipsé par les activités liées à l’économie informelle : 4,3 millions de ménages en tirent revenus et moyens de subsistance. Mais, dans le même temps, le manque de dynamisme et de débouchés dans le secteur formel entretient les activités parallèles.
Une ouverture pour accélérer les réformes
Le secteur privé marocain pourrait exploiter l’élan de changement en cours pour provoquer et perpétuer l’esprit d’innovation et d’agilité manifesté aux premières heures de la pandémie, lorsqu’un grand nombre d’entreprises se sont positionnées dans des secteurs productifs en lien avec la riposte.
La crise du coronavirus représente un défi majeur, mais elle offre aussi une occasion unique au secteur privé marocain de transformer son modèle productif et de stimuler sa compétitivité. Dans le contexte actuel, plusieurs positionnements critiques sont apparus :
Chaînes de valeur mondiales : les limites de la tendance à la « balkanisation » des chaînes de valeur mondiales observée par le passé, devront faire l’objet d’une réévaluation après la crise. Alors que les multinationales devront réorganiser et relocaliser leurs filières afin d’atténuer l’impact de chocs futurs, les entreprises privées marocaines doivent se saisir de cette occasion exceptionnelle pour progresser dans les chaînes de valeur mondiales et faire du Maroc une plateforme industrielle verte et durable au carrefour de l’Afrique et de l’Europe.
Contestabilité du marché : il est indispensable d’améliorer la contestabilité du marché et la concurrence, grâce à une réforme des marchés publics et à la révision des tarifs douaniers, pour garantir des règles du jeu équitables et permettre ainsi aux MPME nationales performantes de se développer et de créer des emplois.
Capital humain : les investissements dans une main-d’œuvre qualifiée sont cruciaux pour renforcer la compétitivité, faire baisser le chômage et obtenir les gains de productivité indispensables à la croissance du secteur privé.
Accès aux financements : les microentreprises et les PME font essentiellement appel aux banques pour obtenir des fonds. Promouvoir le recours aux marchés financiers et au capital-investissement permettrait aux entreprises performantes de lever des capitaux auprès d’investisseurs privés et institutionnels, surtout dans le sillage de la crise, alors que les banques ont proposé des crédits conséquents pour alléger les tensions sur la trésorerie des entreprises.
Intégration de l’économie informelle : il convient d’organiser l’intégration progressive des entreprises informelles dans le secteur formel par le biais de mesures fiscales adaptées et un accès facilité et meilleur marché aux financements. Toutefois, pour réduire véritablement les activités non déclarées, il faudra adopter une démarche multidimensionnelle qui intègre non seulement les réformes structurelles mentionnées ici, mais aussi des investissements d’envergure et durables dans le développement du capital humain. Pour de larges pans du secteur informel, en particulier les nombreux travailleurs qui exercent des emplois peu productifs, travaillant souvent à leur compte aussi bien dans les zones urbaines que rurales, l’amélioration des niveaux de vie passera par une meilleure inclusion financière et numérique, ainsi que par le développement de compétences fondamentales.
Création de valeur : les investissements directs étrangers et le développement des PME marocaines doivent être plus étroitement associés afin d’engendrer des retombées au-delà des secteurs phares (automobile et aéronautique, par exemple).
Alors que le Maroc s’engage dans une nouvelle ère pour se forger un avenir et poursuivre des pistes prometteuses de développement dans un monde post-COVID, la période semble propice pour libérer le potentiel des entreprises privées marocaines et positionner stratégiquement le pays dans des chaînes de valeur industrielles productives et à forte valeur ajoutée.